Du journalisme de mode au journalisme éthique: la légitimité future de la mode

Wolfgang Blau
15 min readApr 15, 2021

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Discours d’ouverture de la conférence académique ‘La mode come modèle. Mode et éthique’ par Wolfgang Blau, Sorbonne Université, Faculté des Lettres, Grande Ecole de Journalisme du CELSA. Paris, April 15th 2021 (English version)

Bonjour. Merci, Professeur Perrier, pour l’introduction et de m’avoir invité à être ici avec vous aujourd’hui.

Comme Valérie l’a mentionné, j’ai travaillé dans le journalisme et les médias depuis l’université, en commençant par présenter les infos à la radio publique allemande ARD lorsque j’avais une vingtaine d’années.

Les carrières intéressantes comportent souvent de grands changements en cours de route. De toutes les transitions que j’ai connues jusqu’à présent dans ma vie professionnelle, la plus importante n’a pas été mon départ d’Allemagne pour la Silicon Valley en tant que reporter ou mon arrivée à Londres pour rejoindre la direction du Guardian. Non ; la plus grande transition de ma carrière dans les médias a été mon passage du journalisme d’information au journalisme de mode chez Vogue et Conde Nast au cours des cinq dernières années. J’ai donc travaillé avec des journalistes de mode en Asie, en Afrique, en Australie, en Amérique du Sud et du Nord, ainsi qu’en Europe.

Rétrospectivement, j’ai été un peu naïf lorsque j’ai décidé d’accepter l’aimable invitation de Conde Nast à les rejoindre, initialement en tant que Chief Digital Officer pour toute l’Europe, l’Asie et l’Amérique du Sud.

Je pensais que je faisais là un simple échange : j’imaginais qu’en quittant le Guardian et l’univers du journalisme d’information générale, je renoncerais à un monde de profonde influence sociétale et politique et que, en échange, j’aurais surtout la chance rare de découvrir les environnements très différents de l’édition et du journalisme en Asie qui m’intéressaient.

J’avais le sentiment que la Chine, le Japon, Taïwan et la Corée du Sud étaient devenus plus innovants et, à bien des égards, plus importants pour l’avenir du journalisme numérique que la Silicon Valley ou New York, et je voulais tout simplement être là-bas et travailler avec nos équipes sur place.

Imaginez donc ma surprise lorsque j’ai commencé à réaliser à quel point l’influence de la mode et du journalisme de mode peut s’étendre à la société, à la politique, à la technologie et à la culture, et lorsque j’ai remarqué qu’en de nombreuses occasions, la résonance de Vogue dans le monde était bien plus grande que tout ce que j’avais vu dans les grands médias où j’avais travaillé auparavant.

Et une fois que mon patron de l’époque, le merveilleux Jonathan Newhouse — lui-même ancien journaliste et éditeur — m’a confié la responsabilité des éditions de Vogue en Europe, en Asie et en Amérique du Sud, j’ai commencé à lire sur la mode autant que possible, des classiques de Roland Barthes à Why Fashion Matters de Frances Corner, en passant par des livres sur l’empreinte écologique de la mode, comme Fashionopolis de la grande Dana Thomas.

Aujourd’hui, après avoir quitté Conde Nast en octobre dernier et avoir rejoint l’université d’Oxford en tant que chercheur invité, je décrirais le contexte de la mode comme suit :

Il existe quatre besoins humains fondamentaux. Ces quatre besoins sont indépendants de l’époque à laquelle nous vivons, ils existaient lorsque nos ancêtres cherchaient encore à s’abriter dans des grottes et ils le seront encore dans un avenir lointain, même si certains d’entre nous doivent un jour vivre dans des stations spatiales ou sur d’autres planètes pendant de plus longues périodes : les humains auront toujours besoin d’outils, d’un abri, de nourriture et de vêtements pour survivre.

Bien sûr, je sais bien qu’il existe plusieurs écoles de pensée dans la théorie de la mode pour nous rappeler que tous les vêtements ne relèvent pas de la mode ou, en allant plus loin, que toute la mode ne se manifeste pas seulement à travers les vêtements.

Pour moi, la mode concerne les choix que les humains, quels qu’ils soient, font pour s’habiller, que ce soit pour des raisons utilitaires, sociales, esthétiques, environnementales ou spirituelles, ou pour toutes ces raisons à la fois.

Ainsi, même les fabuleuses merveilles de la “haute couture” — bien qu’elles représentent rarement ce que les humains portent — font elles aussi partie de ce système plus large qui satisfait notre éternel et fondamental besoin d’humains de se vêtir.

C’est pourquoi je pense que Karl Lagerfeld — le grand philosophe pop de la mode — avait raison quand il disait : “Il n’y a plus de mode, il n’y a plus que des vêtements”.

Mais je peux également m’identifier à l’icône de la mode Anna dello Russo lorsqu’elle se place du côté esthétique de l’argument et déclare : “La mode est partout. Les fleurs sont à la mode, le ciel est à la mode, mon jardin est à la mode”. Selon sa logique, on pourrait alors renverser la déclaration de Lagerfeld et dire : “Il n’y a plus de vêtements, il n’y a que la mode”.

J’ai noté ce caractère inéluctable de la mode — qui n’est enraciné qu’en apparence dans la culture — lorsque j’ai remarqué que Greta Thunberg (que je respecte beaucoup) a dit qu’elle n’achèterait jamais de nouveaux vêtements, car il y a toujours quelqu’un qui peut lui en prêter ou lui donner des vêtements usagés. Bien qu’elle le dise et qu’il il y ait des gens qui observent avec sympathie les choix vestimentaires de Greta Thunberg, y compris le ciré jaune qu’elle porte souvent, et qui perçoivent ces choix comme une affirmation du style de Greta ou, pourrait-on dire, une déclaration de mode en soi.

En effectuant une simple recherche pour “T-shirt Greta” sur Google, Amazon ou Depop, on se rend compte que si Greta ne s’intéresse pas à la mode, la mode, elle, s’intéresse énormément à Greta. Cela se manifeste par des milliers de vêtements sur lesquels sont imprimés ou brodés son visage ou certaines de ses célèbres citations.

une recherche google pour “Greta Thunberg, T-Shirt”

Avant d’avoir moi-même joué un rôle global dans l’édition de mode, j’aurais probablement expliqué ce phénomène de mode autour de Greta comme un indicateur de la capacité quelque peu vicieuse et inéluctable de la mode à coopter même ses critiques les plus féroces. Aujourd’hui, je vois cela avec plus de nuance. Notre incapacité en tant qu’humains à ignorer complètement la façon dont quelqu’un s’habille n’est pas seulement culturelle mais probablement aussi instinctive et liée à ces quatre besoins humains fondamentaux qui assurent notre survie : outils, abri, nourriture, vêtements.

Il se peut que nous ayons oublié à quel point notre besoin de vêtements est vital, proche de nos réflexes instinctifs, car — j’imagine — la plupart d’entre nous dans ce groupe n’ont tout simplement jamais fait l’expérience de ne pas en avoir.

Depuis quelques mois et après avoir quitté Conde Nast, j’étudie la crise climatique à plein temps dans le cadre d’une bourse de recherche à l’Institut Reuters pour l’étude du journalisme de l’Université d’Oxford. Je m’intéresse particulièrement au rôle que le journalisme joue et pourrait jouer dans cette crise qui s’accélère.

La plupart du temps, j’aborde la crise climatique sous l’angle des émissions et des pollueurs, des politiques et de la fiscalité, des comportements des consommateurs et du récit qu’en font les médias.

Et, comme pour n’importe quel sujet, plus j’étudie cette crise, plus elle présente de multiples facettes et plus elle peut parfois sembler accablante et déstructurée.

Dans ma propre recherche d’une sorte de “grille mentale” à travers laquelle structurer cette crise et ordonner mes pensées, je trouve qu’il est plus utile de formuler la crise climatique comme une question qui doit être aussi simple et instructive que possible.

Cette question est la suivante : “L’humanité a toujours eu et aura toujours quatre besoins fondamentaux : Outils, Abri, Nourriture, Vêtements. Comment pouvons-nous repenser, réévaluer, réorganiser et — puisque cela implique également la culture et la spiritualité — comment pouvons-nous redécouvrir les moyens de satisfaire ces quatre besoins fondamentaux afin de ne pas détruire la capacité des humains et de toutes les autres espèces à vivre sur cette planète ?”

C’est en répondant à cette question, celle de savoir comment repenser complètement la mode, la réévaluer sur le plan normatif, la réorganiser sur le plan matériel et la repenser sur le plan spirituel et esthétique, que la mode trouvera une nouvelle légitimité ou la perdra lentement.

L’ancien système de la mode va s’effondrer, au fur et à mesure que nous prenons conscience de la crise que traverse la nature. Oui, il y aura toujours des personnes riches prêtes à acheter n’importe quoi. Mais comme tout patron de marque de mode vous le dira, pour que la mode et le luxe prospèrent, il faut bien plus qu’un ensemble d’acheteurs fortunés, il faut aussi une culture et une classe moyenne beaucoup plus amples dans lesquelles la mode et les marques peuvent trouver un écho. Alors que de plus en plus de personnes commencent à réaliser que le temps presse dans la lutte contre la crise climatique, l’industrie de la mode ne manquera toujours pas de personnes pouvant se permettre d’acheter de la mode de luxe, notamment en Chine. Mais la mode risque de perdre le respect et l’écho sociétaux dont cette industrie a besoin pour séduire ses acheteurs fortunés et pour attirer et retenir les talents créatifs dont elle dépend pour produire la mode.

Je me demande souvent si l’industrie de la mode elle-même a bien compris à quel point ce changement était fondamental.

Au cours des cinq cents dernières années, la mode a eu différentes raisons d’exister et de se légitimer d’un point de vue philosophique. Plus une époque était féodale et consciente de l’existence des classes sociales, par exemple, plus elle comptait sur la mode pour définir et délimiter ces classes.

Plus nous avons souligné l’importance de l’individu, à partir des des Lumières, plus nous nous sommes appuyés sur la mode non seulement comme indicateur du statut social, mais aussi comme moyen d’exprimer notre individualité. Aujourd’hui, cela peut signifier qu’un ensemble de vêtements de seconde main, achetés pour pas cher sur une application comme Depop, peut entraîner un gain de statut, d’attention, d’appréciation sociale et de satisfaction individuelle bien plus important qu’un ensemble de vêtements de luxe achetés récemment pour des dizaines de milliers d’euros, si ce dernier ne transmet pas également un sentiment d’individualité authentique. Ce n’est là qu’un exemple d’un changement fondamental de la fonction sociale et de la légitimation de la mode.

La prochaine mutation de la légitimité de la mode sera ancrée dans la question de savoir si la mode parvient à devenir une partie de la solution ou reste une partie du problème de la destruction de l’environnement. Personnellement, je pense qu’au moins certaines parties de l’industrie de la mode — et avec elle, la communication et le journalisme de mode — peuvent réussir cette transition. Certaines des conversations les plus encourageantes que j’ai eues ces dernières années l’ont été avec des cadres de l’industrie de la mode, plus particulièrement du groupe Kering, qui sont déjà engagés dans ce processus de repenser la mode du point de vue de la production et qui sont en train de revoir l’ensemble de leur chaîne d’approvisionnement, y compris les exploitations bovines dont ils dépendent pour la maroquinerie.

Je ne suis pas un universitaire. Je regarde le monde comme un acteur, un gestionnaire, un journaliste. Je regarde ce qui est possible et les ressources avec lesquelles je peux travailler. Je vous considère comme une ressource dans la lutte de l’humanité pour sa survie. L’être humain aura toujours besoin de vêtements. Les humains voudront toujours exprimer quelque chose à travers ces derniers. La seule chose qui change à travers les âges est ce que nous voulons exprimer, qu’il s’agisse de statut, d’appartenance, d’appréciation, d’individualisation ou, bientôt, de la prise de conscience que nous faisons partie d’un écosystème plus vaste et qui est en danger.

C’est dans ces trois domaines que le secteur de la mode aura le plus besoin du soutien des experts en communication de la mode, des historiens de la mode et des experts en politique de la mode tels que vous :

  1. Elle a besoin de soutien pour reformuler la fonction sociétale de la mode : de la mode comme indicateur de goût et de statut social ou d’individualisation par la beauté, le coût et l’exclusivité d’un vêtement à la mode comme indicateur de goût et de conscience sociale à travers la beauté et la durabilité écologique d’un vêtement.
  2. Elle a besoin de soutien pour aider les experts en politiques à comprendre ce changement normatif fondamental que la mode va connaître dans le contexte de la crise climatique.
  3. Elle a besoin de soutien pour aider l’industrie de la mode elle-même à construire un récit qui fasse le pont entre la mode qui doit être “ce qui est nouveau et ce qui va suivre” et la mode qui est quelque chose que l’on peut tout aussi bien acheter d’occasion ou louer — tout en étant plus à la mode que si on l’achetait du neuf.

La mode est pleine de contradictions intrinsèques et de conflits systémiques et je pense que c’est exactement ce qui rend la mode si vivante, si attrayante et si facile à attaquer. Métaphoriquement parlant, l’industrie de la mode se trouve directement au-dessusd’au moins quatre lignes de faille tectoniques qui font bouger le sol juste en dessous de cette industrie et qui ne cessent de se réajuster dans des tremblements de terre fréquents et parfois violents :

La première de ces failles est l’énorme empreinte carbone de la mode, dont j’ai déjà parlé. Et le mot “empreinte” est probablement un euphémisme. Traînées de pollution serait plus précis.

Juste ces deux chiffres pour donner le contexte, qui ont été vérifiés par le New York Times en 2018 : Près des trois cinquième — soit 60 pour cent — de tous les vêtements finissent encore dans des incinérateurs ou des décharges dans l’année qui suit leur production. Plus de 8 pour cent des émissions mondiales de gaz à effet de serre sont produites par les industries de l’habillement et de la chaussure. Et cet autre chiffre tiré du dernier rapport sur la mode de l’Institut Biomimicry : Au moins 60 pour cent des textiles sont actuellement fabriqués à partir de fibres synthétiques issues de combustibles fossiles. Le polyester, en particulier, ne se décompose pas, mais il n’est dégradé au fil du temps que par les rayons ultra-violets en microfibres inutiles et toxiques qui s’accumulent ensuite dans l’environnement. Ces microfibres apparaissent désormais non seulement dans nos océans, mais aussi dans l’atmosphère et l’air que nous respirons. Le mécanisme de cette première ligne de faille est donc assez simple : alors que notre culture au sens large devient davantage consciente de la crise climatique, elle ne pourra pas ignorer les marques culturelles qui causent autant de dégâts. Et pour les militants et les écologistes, les marques culturelles telles que les grandes maisons de couture sont des cibles idéales : un article sur l’environnement qui parle d’une maison de mode et qui peut être illustrée par des photographies intéressantes ou même des célébrités a plus de chances de trouver un écho qu’une histoire sur, par exemple, l’industrie mondiale du ciment. À cet égard, la domination culturelle et l’omniprésence visuelle de la mode constituent également son talon d’Achille.

La deuxième faille est la grande dépendance de l’industrie de la mode au marché chinois et des touristes chinois en Europe, alors que la Chine est en train de redéfinir ses relations et son rapport de force avec les États-Unis et l’Europe, où la plupart des marques de mode mondiales ont toujours leur siège.

La troisième ligne de faille est le débat de société attendu depuis longtemps sur la façon dont les hommes et nos sociétés dans leur ensemble traitent les femmes. Lorsque cette conversation a finalement reçu plus d’attention sous le nom générique de “metoo”, elle a immédiatement conduit à un débat sur le propre rôle de l’industrie de la mode dans la transmission et la définition de stéréotypes sexistes nuisibles.

La quatrième ligne de faille tectonique qui secoue régulièrement l’industrie de la mode est le débat qui a lieu au niveau global sur la diversité et — encore une fois — le rôle que joue la mode dans la célébration et l’épanouissement de la diversité ou dans sa limitation.

Je ne vois aucun autre secteur, et certainement pas celui du cinéma ou de la musique, qui soit aussi exposé et impliqué dans ces quatre questions et dans la recherche urgente par l’humanité de réponses nouvelles et meilleures : la crise climatique, l’évolution des relations de la Chine avec le reste du monde, l’absence d’égalité des droits entre les femmes et les hommes, le manque de diversité dans tous les secteurs de nos sociétés.

Je me suis souvent demandé si la mode a toujours été aussi influente et simultanément aussi menacée de perdre sa légitimité, au moins depuis l’essor d’Hollywood et de l’industrie cinématographique, ou si cette évolution est plutôt récente.

Certains d’entre vous sauront mieux que moi comment répondre à cette question, mais il semble assez évident que — au-delà de la simple montée de la mondialisation et de l’essor du tourisme chinois en Europe — deux facteurs principaux ont contribué à la croissance économique et à l’influence culturelle démesurée de la mode ces dernières années : l’un est l’essor des réseaux sociaux basés sur les images ou les vidéos, tels qu’Instagram et WeChat, l’autre est l’évolution du rôle des marques en général.

L’essor des réseaux sociaux a non seulement créé de nouveaux types de célébrités, mais a également augmenté la fréquence à laquelle nous voyons des photos de n’importe quelle personnalité publique, ainsi que de nos collègues et amis, dont beaucoup sont plus conscients qu’auparavant de ce qu’ils portent et de la fréquence à laquelle ils pensent pouvoir porter le même vêtement sur une photo.

L’essor des marques est probablement un moteur plus puissant de la croissance de l’influence culturelle de la mode que ne le sont même les réseaux sociaux. On a beaucoup écrit sur le rôle des marques en tant que marqueurs identitaires, alors que tant d’autres marqueurs anciens et fiables de l’identité, du sens et de l’appartenance sont en train de décliner en même temps que leurs iconographies autrefois omniprésentes : les églises, les vieux partis politiques traditionnels, les syndicats et de nombreux États-nations.

L’idée que nous ne nous contenterions jamais de regarder les images et les symboles de ces anciennes institutions pour nous rassurer et nous situer, mais que nous nous habillerions au sens propre avec eux, aurait été inimaginable tant que vous n’étiez pas un prêtre, une religieuse ou un soldat. Et pourtant, le vide que ces institutions ont laissé derrière elles semble si grand qu’un nombre suffisant d’entre nous se sentent obligés de s’habiller désormais avec des vêtements dont le seul différentiateur visible n’est ni leur matière ni leur silhouette, mais uniquement le logo surdimensionné de la marque.

Bien sûr, d’un point de vue commercial, rien n’est plus puissant et ne permet d’obtenir de plus grandes marges bénéficiaires et des partenariats lucratifs de licence de marque que de posséder une marque dont les gens voudront se draper comme moyen principal d’affirmer qui ils sont aujourd’hui. Il est donc tentant d’imaginer qu’il s’agit là de la nouvelle normalité de l’industrie de la mode, étant donné que nous assistons à ce phénomène dans le monde entier et que les anciens marqueurs d’appartenance et d’identité mentionnés plus haut ne montrent aucun signe de revenir de sitôt.

Il semble toutefois plus probable que l’actuelle et inhabituelle domination de la marque — y compris la capacité de certains logos de marques de luxe à être perçus comme l’élément distinctif d’un vêtement par ailleurs souvent de moindre qualité — ait déjà passé son zénith.

Qu’est-ce qui vient alors après les marques ou qui est le plus puissant challenger d’un système culturel d’appartenance et d’identités qui dépend actuellement tellement des marques ? Ou — pour rester dans la notion de marques — quel sera le prochain type de marque qui défiera l’ensemble actuel des logos les plus connus et leurs mécanismes ?

Lorsque j’interroge des cadres de la mode sur cette question, les plus jeunes me disent que le plus grand défi pour les marques viendra d’individus, d’influenceurs d’un nouveau type. Un exemple souvent cité est le phénomène — encore une fois — de Greta Thunberg.

Si vous observez le travail de Greta, mais aussi celui d’Alexandra Villasenor, 15 ans, leadeure d’un mouvement de jeunesse pour le climat à New York, ou de l’Allemande Luisa Neubauer, 23 ans, ainsi que de nombreux autres jeunes leadeurs de mouvements de jeunesse pour le climat dans le monde, vous remarquerez principalement deux choses : ils ont un accès aux responsables politiques, aux chefs d’entreprise, aux médias internationaux et aux organisations internationales telles que les Nations-Unies ou le Forum économique mondial dont beaucoup de dirigeants des pays les plus petits, et de chefs d’entreprise, rêveraient.

Vous remarquerez également que si ces jeunes leadeurs collaborent ou négocient avec des partis politiques, des gouvernements, des multinationales et des ONG, ils ne doivent leur ascension vers l’influence à aucun d’entre eux.

La plupart d’entre eux refusent d’être gérés comme des marques ou d’agir comme des marques qui sont toujours conscientes de la niche dans laquelle elles veulent jouer — ce qui est l’antithèse de ce que la plupart des agences d’influence conseilleraient à leurs propres talents.

Ainsi, en revenant sur les quatre lignes de faille tectoniques sur lesquelles le secteur de la mode est assis — nos mots-clés étaient “crise climatique, montée de la Chine, égalité des sexes et diversité” — j’ai essayé de vous transmettre deux choses aujourd’hui :

1. Si le besoin humain fondamental de vêtements est éternel, la mode en tant qu’industrie devra trouver une nouvelle légitimité et elle ne pourra y parvenir que si elle ne se contente pas d’essayer d’être “moins mauvaise” mais si elle aspire à être bénéfique pour l’environnement, et notamment pour le climat et la biodiversité.

2. L’accélération des défis environnementaux auxquels l’humanité est confrontée est telle que nombre de nos sociétés ont déjà accepté culturellement l’ascension des adolescents vers une influence politique au niveau mondial sans précédent dans l’histoire. Ce phénomène ne doit pas être sous-estimé car il indique que la manière dont les sociétés qui sont menacées distribuent le pouvoir et attribuent l’autorité est profondément différente de celle à laquelle la plupart d’entre nous étaient habitués.

En résumé, je ne vois aucune autre industrie et l’écosystème journalistique qui l’accompagne — ni l’industrie cinématographique, ni l’industrie musicale, ni l’industrie des logiciels — qui soit autant exposée et impliquée dans un tel éventail de questions fondamentales sur l’avenir de l’humanité que celle de la mode.

Vous pouvez vous laisser submerger par ce constat, ou bien considérer cette responsabilité et cette volatilité comme une énorme source de créativité, de pouvoir et d’influence — pour, espérons-le, faire le bien.

Merci.

Lecture supplémentaire:

Ellen MacArthur Foundation: ‘Make fashion circular’

Biomimicry Institute: ‘The Nature of Fashion: moving fashion towards a regenerative system’

Vogue Business: reports, new ideas and analyses on fashion’s sustainability

Financial Times: ‘Sustainable fashion? There is no such thing’, by Lauren Indvik

New York Times: ‘The newest thing in fashion? Old clothes’, by Vanessa Friedman

Kering Group: one of the industry’s more advanced large-scale sustainability initiatives

Stella McCartney: a pioneer in fashion’s sustainability discussion

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Wolfgang Blau

Co-Founder Oxford Climate Journalism Network / Trustee Director, Internews Europe and Bonn Institute. Prior: Global Chief Operating Officer Condé Nast.